L'oeuvre
Trompeuses apparences
Michèle Minne, août 2007
Carole Solvay ressemble à une petite fille modèle. Mais ne vous y fiez pas. C'est un oiseau rare. Si elle collecte les plumes avec une patience d'ange, c'est pour les traiter avec cruauté: elle les ébarbe, les scalpe et les cisèle. C'est que la plume ne se laisse pas faire. De la main précise du chirurgien, elle dissèque et dépèce les spécimens, intervient et répare ensuite, ligaturant, suturant les plumages subvertis. Elle leur donne une nouvelle plastique, celle qu'elle veut imprimer à la matière.
Plumes coupées, plumes blessées ou amputées, Carole Solvay les soigne comme des greffons. Gardienne d'un jardin secret, elle les taille et les entaille. Elle les sculpte. Elle les recoud, les enfile, les guide. De saison en saison, sa patience créatrice les vivifie. Elle repique les boutures et les remet tantôt serrées les unes contre les autres, à la manière d'une masse capillaire! Elle explore ce matériau organique de mille façons, elle en expérimente la résistance, la fluidité aussi. Sa liberté ne connaît aucun limite. Son répertoire est vaste: plumules, duvet de faisan, rectrices de pigeon, rémiges de canard, queues de pie, nageoires d'oie, camails de coq, ailes de dinde, de poulet ou de colibri… Aucun volatile le lui échappe. Elle détourne les plumages et les réanime au sens premier: elle leur donne âme et vie.
Certaines œuvres se jouent à contre-pied et se révèlent en pelage: forêts de crins de cheval, toisons duveteuses, couvertures d'épidermes poilus. Pégase, l'équidé ailé, héros de la mythologie aviaire, s'est imposé au cœur de ce cabinet de curiosités. Du paon, Carole Solvay ne conserve que les barbules. Elle les ancre dans des carrés, parterres d'herbes animales ou dans des nids cubiques profonds. Elle les imagine en pièges de fourrure qui gobent les mains et avalent les doigts. Ce sont des boîtes à pilosités. Ces creusets capitonnés appellent les caresses. Ils ébranlent les sens. Les plumages, ne sont-ils pas les prémices d'une parade amoureuse? Ils sont invitations à coiffer les crinières, à lisser les chevelures, à les frôler. Derrière ces représentations, pointe une touche d'érotisme. Un duo de plumes cousues de fil rouge évoque la fermeture d'un corset moucheté. Des tubes s'emboîtent, des échines se touchent. Des modules coupés au carré, à l'intérieur ébouriffé de poils-plumes, évoquent des sexes. Des bouches ouvertes. Le caractère biologique de ces matrices géométriques saute aux yeux. Inutile de se voiler la face.

Carole Solvay plante ses plumes dans des textiles légers comme de la vapeur d'eau et les transforme en édredons-nuages. De fines voilures moirées sont transpercées de hampes. L'artiste emprisonne des pennes dans des toiles d'araignées gratte-ciel. En état d'apesanteur, elles s'étagent en sédiments pour mieux exprimer l'égrènement du temps et son immatérialité. Denses, des tapis sont recouverts d'une couche de phanères, déposés tels des flocons de neige. Opaques et moirés, ils absorbent la lumière dans un chatoiement de blancs ou dans un velouté de vleus obscurcis de noirs. Fragile, entre ciel et terre, une plume étrangère est maintenue en suspension au bout d'un fil. Implantées à fleur de peau, comme des feuilles mortes bien rangées, ces accumulations de plumes disent la déliquescence des choses. Le regard s'y enfonce comme dans un paysage mouvant.
Carole Solvay travaille aussi à petite échelle. Elle métamorphose un duvet en chenille. La plume se fait insecte velu. Des anémones de mer, au frêle plumetis, oscillent au fil du souffle. D'autres pièces mêlent la transparence de matières plastiques et de fils métalliques évoquant chrysalides, organismes marins ou crustacés translucides. À moins qu'il ne s'agisse de petits pois gourmands ou de paille d'artichauts… Allez savoir. Carole Solvay mélange les genres et les espèces. Derrière une démarche qui appraît ordonnée, voilà qu'elle y introduit du désordre. C'est qu'elle recrée le monde à coups de plumes. Elle sème la confusion. Elle le fait exprès…, pour nous enchanter! Elle est un peu sorcière.
Enchâssés dans des écrans aériens, d'autres signes germent. De la maille diaphane surgissent des caractères ondulants, frêles pousses, cherchant à prendre racine. Elles virevoltent, impriment un mouvement, provoquent une vision dynamique. Ces plumes en accroche-cœur sont vives et gonflées d'avenir.
Curieuse de la mort, de ses doigts de féé-magicienne, la voici qui exhume des squelettes: arrêtes de poissons, fougères barbues ou structures osseuses nervurées. Les plumes sont prises à rebours. Elles disent l'intérieur de corps déplumés, l'absence de chair. Les dispositifs flottent, orphelins et rigides. Comme vidées de substance, ces armatures s'échouent sur les murs et colonisent l'espace de leurs graphèmes. Mais bientôt les formes muent et reprennent sens. Elles deviennent écritures, annotations. La plume se fait signe; elle se lit au pied de la lettre. Chaque portée se déploie en ruban de mémoire, séquences de vides à décrypter, de traits à déchiffrer. Les contours deviennent langage.
À la fois nymphe et pythie, Carole Solvay instille sa marque au vivant et tisse sa mythologie formelle comme l'araignée. Elle survole la matière et tente d'en décoder le mystère, l'essence même. Elle en mesure le potentiel volatil. Elle invite le spectateur à en deviner les secrets, mais le confronte à ses sens et à son désir de toucher. La plume est le noyau central des recherches de l'artiste, son commun dénominateur, son point de départ et d'arrivée. Ce fragment d'épiderme aviaire contient virtuellement le monde. Il en est la source. De sa plume, Carole Solvay réécrit l'univers et en dissout les frontières. Elle en reprend la genèse de A à Z, brouillant les pistes et les repères du regardeur. Catégories et règnes se confondent: le végétal et l'animal ne font plus qu'un, les espèces se fondent en un seul substrat. Elle embrouille les esprits de cette musique, celle du flux de son imaginaire aux prises avec les remous de la matière. À travers une gestuelle millénaire, elle renouvelle le frémissement silencieux du vivant, talonné par le chaos et le néant, celui d'avant la naissance des oiseaux.
Contact
Galerie Deletaille
Rue aux Laines 32, 1000 Bruxelles
Tél.: +32 476 698 179
Curriculum Vitae
Carole Solvay est née en 1954.
Expositions personnelles
Expositions de groupe
Sfeerbeelden textieltentoonstelling – Oude Kerk, Vichte.
Le Cube au Carré – Musée Lanchelevici, La Louvière.
Publications
(non disponible)